J'ai pas trouvé le film déstructuré, un peu désarçonné au premier visionnage par sa densité ouais, mais au contraire de trois personnages principaux qui ont chacun une intrigue forte pouvant remplir un film entier, il arrive à lier leur destin, à les faire entrer en résonnance pour obtenir un film qui a une richesse de récits et de thématiques absolument dingue et d'une cohérence assez impressionnante (cohérence des 3 intrigues entre elles et avec la grande histoire d'Hollywood autour !). Mais c'est vrai que cette richesse s'accompagne aussi d'une densité assez vertigineuse, surtout pour un film comme celui là qui va à 100 à l'heure quasi en permanence !
Après sa sortie j'avais tenté d'écrire un article sur le film en suivant la structure d'un essai, j'avais abouti à un résultat qui me plaisait pas trop mal :
Babylon film de contraste, fantasme cette époque de liberté, d'effervescence créative et de fêtes babyloniennes, tout en dénonçant ses excès (overdose) et ses risques inconsidérés (blessures sur le tournage). D'un autre côté, Hollywood s'embourgeoise, perd cette folie initiale, se mure de paraître et de faux semblant, mais ça permet de cadrer cet art et de le propulser plus loin, dans des conditions plus saines.
Le film invite à trouver une balance, à remettre un peu de folie dans la machine.
La nuance se traduit aussi dans chacun des personnages. D'un côté Jack Conrad, star établie du cinéma muet. Il pense d'abord que le son n'est qu'un artifice superflu, que les gens vont au cinéma pour le calme, mais envoie tout de même Manny assister à la première projection, et comprend que c'est ce qui va plaire au public : il n'est absolument pas réfractaire au changement et cherche avant tout ce qui sera le mieux pour son art et pour les spectateurs, malgré le luxe qu'il a construit autour de lui, il reste au service du divertissement (et accuse Broadway, et donc le cinéma plus "bourgeois" qui suivra de ne pas faire de même). Mais malgré cet intérêt immédiat pour le son, il ne parviendra pas à rester une star et finira dépassé par son temps. Il incarnait une certaine vision idéaliste du rêve de cinéma qui n'a plus court dans le Hollywood structuré du parlant et est voué à disparaître.
Manny et Nellie ont des destins croisés, les deux personnages construits en miroir l'un de l'autre. Tous deux rêvent de cinéma, l'une pour être sous le feu des projecteurs et laisser derrière elle une enfance qu'on devine malheureuse (elle pleure sur commande en pensant à chez elle), l'autre a eu une enfance sans vraiment de repère (immigration) et cherche à faire partie d'un tout plus grand, d'apporter du sens à un projet qui le dépasserait. Nellie deviendra actrice reconnue pour son côté choc et provoc, totalement dans l'esprit de l'ère muette mais considérée avec mépris lors du passage au parlant qui s'accompagne d'un embourgeoisement du cinéma (on passe d'un grand cirque bohémien à ciel ouvert, à une institution propre, tournages en studio et en costard cravate). Manny, lui, parviendra à devenir producteur, poste de décisionnaire ultime, mais ce faisant il va renier une partie de son identité (se fait appeler par son surnom plutôt que son nom, qui sonne plus anglais, dit qu'il vient de Madrid plutôt que du Mexique). Il tentera d'imposer ce même genre de changement à Nellie et au trompettiste. Lui s'en sortira mieux en voyant directement la pourriture sous le vernis et en quittant ce monde moralement décadent plutôt que de s'y conformer, mais ça précipitera Nellie et Manny vers leur chute. Le film traite ainsi de la manière dont l'identité des individus se confrontent à ce monde du cinéma, semblant montrer que dans le cinéma muet, les individus forgeaient l'industrie, alors qu'au passage au parlant, c'est l'industrie qui forme (formate ?) les individus.
(Je ne suis pas fan de la scène de la bouse d'éléphant qui ouvre le film, c'est clairement le type de scène qui me fait lever les yeux au ciel d'exaspération tant elle est lourde, pour autant je ne pense pas qu'elle soit inutile, elle illustre là aussi le contraste, entre le côté magnifique et impressionnant de l'éléphant, et la réalité plus sale qui se cache derrière. Placer cette scène de défécation abondante avant l'arrivée de l'éléphant à la fête permet directement de désamorcer cette entrée en scène qui se veut grandiose, et donc d'aborder également le reste du film sous ce prisme du contraste (la grande liberté sur les plateaux cache des conditions désastreuses, les fêtes fastes cachent des jeunes filles mortes d'une overdose, le Hollywood d'apparence plus propre et cadré cache des compromis moraux nauséabonds). Plus qu'une tentative d'humour lourdingue, on peut donc considérer cette scène comme la note d'intention du film.)
Et même une scène comme celle de Tobey McGuire, dont je trouvais qu'elle tirait en longueur à mon premier visionnage, est thématiquement très cohérent avec le reste. Pour moi la scène est là en écho avec les deux autres fêtes auxquelles on assiste dans le film.
La première, sans limite est débridée, est à mettre en parallèle avec le Hollywood muet où tout est permis, un grand sentiment de liberté règne, mais cette absence de règles conduit aussi à des côté plus sombres (tu peux crever sur le plateau de tournage empalé par une lance et tout le monde s'en cogne)
Avec le parlant arrive un meilleur cadre du travail du cinéma mais aussi une restriction de la liberté créative, qui s'illustre dans la deuxième scène de fête beaucoup plus coincée et pleine de faux semblants. Et justement la scène avec Tobey McGuire montre que quand la société se coince à ce point là, les interdits vont se retrouver marginalisés et ça peut les conduire à rejoindre des dérives de plus en plus glauques et extrêmes...
Idem pour la scène du serpent à sonnette, qui semble sortir de nulle part, mais qui est un dernier sursaut de la folie du Hollywood d'avant et qui permet un moment plein de poésie et de mélancolie au milieu du chaos au moment où Jack Conrad se rend compte qu'il assiste aux derniers instants de ce monde qu'il a tant aimé...
La mise en scène fait la part belle aux effets de style chers à Chazelle, lorgant même parfois du côté d'un Baz Luhrman, plans-séquence virevoltants, longs travellings vertigineux, lumières et couleurs sculptées à la perfection. En résulte un film extrêmement dense, tant sur ce qu'il dit de ses personnages, de l'époque qu'il aborde, de son industrie et de son propre médium, d'une grande richesse émotionnelle, généreux à l'excès (c'est à la fois un défaut tant certaines séquences semblent sortir de nulle part, et une qualité, tant elles apportent sans cesse aux grandes thématiques brossées par le film). Et ces ruptures de ton avec lesquelles le montage s'amusent régulièrement génèrent une surprise sans cesse renouvelée qui font passer les trois heures de pellicule incroyablement vite ! Tout simplement éblouissant !
